Journal " La Tribune régionale " 20 novembre 2012
Rubrique : " Les Échos "
Titre : Les aveux d'un homme dangereux
Auteur : Andreï Nikitine
Ces deux derniers mois se sont déroulés dans notre ville quelques attentats audacieux et parfois féroces contre des agents de police et d'administrations judiciaires et leurs biens. Ils ont été revendiqués par un groupe mystérieux appelé : " Vienne-1975 ". Tandis que la police mène l'enquête et se refuse à tout commentaire, notre rédaction a réussi en entrer en contact avec le leader de ce groupe par courrier électronique. Il a accepté de répondre à une série de questions, à condition de garder un anonymat total.

Question : Pourquoi votre groupe s'est-il baptisé ainsi ?
Réponse : En 1975, des militants palestiniens et d'Allemagne de l'Est ont enlevé des participants à la conférence de l'OPEC à Vienne. Nous ne sommes naturellement pas les successeurs de la RAF (Fraction Armée Rouge, un groupe terroriste d'Allemagne de l'Ouest, actif dans les années 1970-1980 du siècle dernier, note de la rédaction) ni d'autres groupes de ce genre, mais nous ne pouvons rejeter complètement leur héritage et un certain contexte historico-politique, et c'est pour cette raison que nous avons choisi ce nom.

Q : Quelles tâches vous êtes-vous fixées ?
R : Notre tâche principale est de lutter contre l'arbitraire policier sous toutes ses formes. Dans notre pays, la milice, ou la police - quel que soit le nom que vous lui donnez - est depuis longtemps devenue un groupe criminel, d'un nombre bien supérieur à n'importe quelle bande issue de la pègre. De surcroît, il s'agit de ceux, qui sont chargés de veiller au respect de la légalité et au maintien de l'ordre, et qui font exactement le contraire : ils violent la loi. Nous sommes réalistes et nous nous rendons compte qu'il est impossible aujourd'hui de vaincre le système. Mais en agissant au niveau local, dans le cadre d'une ville, nous comptons tout d'abord montrer aux criminels corrompus sous l'uniforme qu'ils ne peuvent agir impunément pour l'éternité, et inspirer des gens dans d'autres régions de la Russie par l'exemple. Si les flics voient que partout on est prêt à leur opposer une résistance farouche, ils seront bon gré mal gré contraints de renoncer à leurs méthodes criminelles.
Q : Quelle est l'idéologie de votre groupe ? Êtes-vous des anarchistes ?
R : Notre groupe est composé de gens dont les points de vue divergent sur des tas de choses. Nous sommes tous unis sur un point : la haine de l'arbitraire policier. En ce qui concerne l'idéologie, je ne peux répondre que pour moi-même. Je me considère comme un post-anarchiste. Je connais très bien les idées anarchistes, mais je pense que la plupart d'entre elles sont un verbiage idéaliste, difficile à recevoir dans la réalité contemporaine. C'est cette conscience-là qui fait de moi un post-anarchiste, mais je ne me départis pas pour autant de mes convictions fondamentales et m'efforce de lutter contre ce qui m'opprime et ne me convient pas dans ce monde. La plupart des gens sont loin de comprendre que le monde est profondément dans la m… Certains sont tous simplement obtus, ou bien ils s'en foutent. Et la majorité de ceux qui le perçoivent préfèrent s'évader dans l'alcool, les drogues, et autres. Seul un petit nombre cherche à faire quelque chose.
Q : Pourquoi de nos jours, malgré l'utopie manifeste qu'est l'idée anarchiste d'autogestion et ainsi de suite, et même le fait qu'elles aient vieilli, les idées anarchistes continuent-elles de séduire les jeunes ?
R : Le monde contemporain est loin d'être parfait, et la victoire du consumérisme, du capitalisme, et de la culture de masse ne satisfait pas tout le monde, il oblige à chercher des alternatives. Ce n'est pas par hasard que pendant longtemps et même dans les pays occidentaux les idées du communisme soviétique et du maoïsme sont restées très populaires. Sauf que et l'un et l'autre se sont compromis, ce qui n'est pas le cas de l'anarchisme. Le communisme a été réalisé sous une forme ou sous une autre dans toute une série de nations, mais l'anarchie ne l'a jamais été à 100% en tant que forme de gouvernement, gestion collective des conditions d'existence au niveau d'un territoire.
Q : Entretenez-vous des relations avec d'autres groupes semblables dans d'autres régions du pays ?
R : Notre action est complètement autonome. L'anarchisme, ou le post-anarchisme présuppose une complète indépendance dans l'action. Nos contacts avec nos " frères en convictions " si on peut les dénommer ainsi, se résument à distribuer l'information au sujet de nos actions sur des sites qui nous correspondent.
Q : Peut-on vous désigner par l'appellation : " groupuscule de combat anarchiste ", un terme que certains affectionnent sur Internet ?
R : Je voudrais quand même apporter une correction : " post-anarchiste " et " groupe ", non pas " groupuscule ". " Groupuscule " évoque chez nous une quelconque association avec des criminels, et nous n'entretenons aucune relation avec ce genre de formation.
Q : Vos actions sont manifestement contraires à la loi. Considérez que ce genre de méthodes peut vous permettre d'atteindre certains objectifs dans une réalité contemporaine ?
R : Notre certitude à ce sujet ne fait aucun doute. Malheureusement, toute l'histoire de l'humanité, et, en particulier, celle des dernières décennies donne nombre d'exemples que c'est précisément la violence qui donne les résultats nécessaires. Pour nous, cet état de fait n'est pas forcément une bonne chose. S'il existait d'autres possibilités d'affirmer nos valeurs nous les emploierions sans l'ombre d'un doute. Mais ce n'est pas possible.
Septembre 2012
Le ressac précipite les vagues vers la côte. Le visage tourné vers la mer, Sacha et Olga sont assis sur une serviette de bain. Olga - coiffée de dreadlocks, vêtue d'un bikini noir - Lui - cheveux courts, short en jean, torse nu, portant des tatouages multicolores sur les bras et les épaules. La plage est quasi déserte en dehors d'eux, on n'aperçoit que deux jeunes filles allongées sur un tissu. Es mouettes survolent la plage en lançant leur cri. Certaines sont posées sur le sable, sur des morceaux de béton, de métal rouillé, vestiges de vestiaires ou de parasols.
-Pourquoi est-ce que tu as quitté le squat ? demande Olga. C'était sûrement, vachement bien là-bas. Je t'envie quand j'y pense… Tu aurais pu y rester encore assez longtemps…
-Un matin, je me suis réveillé, je suis sorti sur le balcon, j'ai regardé en bas et j'ai pensé… Non, je n'ai pas pensé, j'ai senti : il faut bouger. Cette période de ma vie est terminée. Ça ne t'arrive jamais ?
-Quoi, qui n'arrive jamais ?
-De ressentir tout à coup un changement en toi, ce que tu veux, ce dont tu as besoin…
-Peut-être pas aussi clairement, mais je comprends ce que tu…

Nuit. Une Lada numéro neuf, noire avec des vitres fumées, s'arrête devant le kiosque de la station de métro. Il en sort Sergueï - costaud, de haute taille, les cheveux courts, la trentaine - Il s'approche du kiosque et achète un paquet de cigarettes. Il s'arrête pour contempler la place centrale où se dresse la statue de Lénine, les jeunes qui se baladent. Il ouvre le paquet, prend une cigarette, appuie sur le briquet. En tirant des bouffées, il retourne à sa voiture, s'assied. Il met de la musique.
Citoyen stop, stop ; dans les poches, je tâte ;
Dans les reins boum-boum, fume ton bambou, mon pote !

En classe, j'étais le débile le plus stérile
Personne ne saquait, alors je me suis fait la malle :
Après la troisième je me suis engagé dans la milice.
J'étais comme un poisson dans l'eau.
Ils ont fait de moi un homme un vrai.
Ils m'ont donné une matraque en caoutchouc et un flingue avec un chargeur plein.

La Lada numéro neuf démarre.
À la station de métro un homme en costume avec un porte-documents agite la main. La Lada numéro neuf freine. L'homme ouvre la portière avant.
-Vous prenez combien pour me conduire à Cinquante-Cinquième Anniversaire de la Victoire ?
-Deux cents roubles, répond Sergueï.
L'homme s'assied dans la voiture.
La Lada numéro neuf oblique dans le boulevard pour s'engager dans une rue à peine éclairée.
-Comment ça se passe ? demande l'homme.
-Quoi, comment ça se passe ?
-Tout. La vie, le boulot, la famille, quoi d'autre ?
-Comme ça. Comme tu peux voir, je fais le taxi. Et toi, c'est comment ?
-J'ai ma façon de me débrouiller.
-Juste. Chacun la sienne. Moi, ça va. Je suis mon propre patron. Je travaille quand je veux. Je possédais ma propre affaire, avant : livraison de marchandises, ce genre de trucs. Et ça ne se passait pas trop mal, tant qu'il n'a fallu choisir : ou bien s'agrandir, ou bien vendre. On travaillait à deux avec mon collègue ; même pas un collègue en fait, un copain. On se connaissait depuis l'enfance. Bref, on se comprenait à demi-mot. Et voilà qu'il fallait embaucher quelqu'un, c'est la première fois que tu le vois, et va savoir qui c'est. Lui payer un salaire et tout… J'ai réfléchi, réfléchi et j'ai revendu l'affaire, nom d'un chien.
-Et ton copain, il l'a pas mal pris ?
-C'est à lui que j'ai vendu. Prix d'ami, une somme symbolique. Alors, non, il ne m'en veut pas. On se voit, on va ensemble aux bains le samedi… Entre nous, tout va bien. Et toi, qu'est-ce que tu fais ?
-Comme toi. J'essaie de mettre un projet sur les rails… On peut fumer dans ta voiture ?
Sergueï hoche la tête affirmativement. L'homme prend une cigarette, fait cliquer son briquet, tire une bouffée.
-Dis-moi, poursuit-il, tu es satisfait de ta vie ?
-Bonne question. Bon, dans l'ensemble, ça me convient…
-Non, ça c'est des paroles qui veulent rien dire. Tu es satisfait ou pas ?
-Comment est-ce que je pourrais l'être avec la merde qui nous entoure ?
-Voilà, c'est bien de ça dont je parlais.
La Lada numéro neuf roule dans des rues désertes. Une vitrine éclairée scintille de temps en temps.

Sacha et Olga sont installés à la terrasse d'un café avec vue sur la mer. Au-delà d'une bande sable obscure luit la crête d'écume des vagues et le reflet de la lune. À l'horizon, on aperçoit un navire en mouvement.
Sacha s'empare de la bouteille de vin pour en verser dans des verres en plastique. Ils trinquent. Deux bonnes femmes fument en silence à la table voisine en contemplant la mer.
-C'est étrange, dit Olga, j'ai cette sensation : le monde est sens dessus dessous ou même qu'il est peut-être en train de s'écrouler, et je ressens un calme intérieur frappant. Ou peut-être même une sorte d'apaisement.
-Oui le monde est sens dessus dessous…
-Mais tu t'en fous, toi ?…
-Je ne m'en fous pas. Les gens ont trop cherché à s'éliminer les uns les autres et à détruire la nature. Mais on a tous le choix : faire quelque chose en ayant une conscience nette du monde dans lequel nous vivons, ou bien nous fondre dans la masse indifférente.
-Tu veux dire faire la propagande de ses idées essayer de les populariser auprès des gens ?
Sacha secoue la tête.
-Faire de la propagande, ça ne tient pas debout. Tous les gens lucides le savent depuis longtemps. Déjà au XIXe siècle, un extrémiste républicain italien, Carlo Pissacana écrivait que la propagande des idées était une chimère, que les idées naissaient grâce à l'action et non l'inverse… Je ne suis pas tout à fait d'accord, bien sûr. Il faut bien avoir des idées, quand même. Mais les idées sont avant tout nécessaires pour entreprendre une action. Et il est beaucoup plus important d'agir que de faire la propagande de quelque idée que ce soit. Même les plus intéressantes.
Sacha finit son vin, repose le gobelet. Un coup de vent le fait tomber par terre. Olga garde le sien près des lèvres, sirotant à longues gorgées. Sur la plage un jeune homme et une jeune fille marchent ensemble. Dans l'obscurité, on ne distingue pas leurs visages.
Olga coiffe la bouteille vide de son gobelet.
-On y va ? demande Sacha.
Olga hoche la tête.
Ils se lèvent et traversent la terrasse. Sacha descend les marches le premier, il tend la main à Olga. Elle la saisit, saute sur le sable, enlève ses tongs, et marche pieds nus. Sacha s'arrête au bord de l'eau. Les vagues viennent s'écraser sur la plage et mouille ses chaussures de sport. Olga lui pince le dos, jette ses tongs, et se colle à lui par derrière, passant ses bras autour des épaules de l'homme.